On prend des photos des petits, des gros,
Des roses, des joufflus, des chauves, des chevelus,
Des bébés qu’on fit, des bébés qu’on fut,
Et des grands couillons qu’on est devenu.
On prend des photos, pour s’rincer les yeux
A l’eau des regrets quand on sera vieux,
On entasse toutes ces pièces à convictions,
Preuve qu’on a été plus jeune et moins con.
On prend des photos pour le souvenir
Du temps qui est passé à le retenir
Et pour déclarer à un vieux sourire
Les mots que jamais on a su lui dire.
On prend des photos de tous les bestiaux,
Y a qu’eux qui soient libres, y a qu’eux qui soient beaux,
Ça fait décoller l’âme des poètes,
Sur la porte des chiottes un vol de mouettes.
Alors haut les mains ! que personne ne bouge,
Faut attendre un peu qu’y ait le voyant rouge,
Toi le cormoran qui’ a rien fait pourtant,
Lève un peu les bras comme un hors-la-loi.
Et le flamand rose, le pélican blanc,
C’est pas vrai qu’i pose, pas vrai qu’i s’défend
Si tu le mitrailles à coup de clichés,
Son droit à l’image y va pas l’toucher
Y va rester là, à pousser son cri,
Avec ses grands yeux hagards d’abruti,
A se résigner d’être çui qui subit
L’éclair d’un canon ou çui d’un fusil.
Tout ce qui a des fleurs, tout ce qui a des plumes,
Ça met d’la couleur dans les vestibules,
Les espèces en voie de disparition
Trônent dans les halls et dans les salons.
Moi j’ai des zoulous, bienvenue chez nous,
Moines du Tibet, indiens du Pérou,
On n’a pas volé l’âme des Papous,
J’ai juste accroché leur gueule à un clou
On prend des photos, on a peur peut-être
Que toute cette vie puisse disparaître,
On enferme l’espoir dans nos appareils,
Les yeux en suspens à nos bandoulières.
On prend des photos, baiser de Doisneau,
Les seins vus d’avion d’Steph de Monaco,
On reluque le cul sur papier glacé
Dans les magazines des stars d’la télé.
Les paparazzis se sont embusqués,
C’est les francs-tireurs d’l’actualité
C’est eux les cows-boys, c’est eux les shériffs,
Qui balancent ta tronche en haut de l’affiche.
C’est la loi des cons, c’est pas des clichés,
Faut être en photo pour pouvoir parler
Le haut ou le bas souris t’es filmé
Faut toujours avoir un truc à montrer.
On prend des photos, reporter de guerre,
Qui avait débuté à jeux sans frontière
Comme un chien de sang sillonne le monde
A l’odeur des morts, sur la piste des bombes.
C’est pour la téloche, y faut que j’m’approche,
Pour remplir de sang mes rubans d’péloche,
Ceux pour la télé, ceux pour les expos,
Pour alimenter les concours d’photos.
Bougez pas les mioches on va tout filmer
Pour qu’le monde sache qui sont ces fumiers
Y sont prêts à tout et même à crever
Pour qu’on voie leur misère à la télé
Elles servent à quoi les photos d’Capa
A prendre la vie pour du cinéma
Les horreurs figées d’l’actualité
N’ont pas arrêté le sang de couler.
On prend des photos, la vie prend la pose,
Elle immobilise sa métamorphose,
Le monde est connu, le monde est figé
Dans le cœur des hommes et l’ombre des musées.
On a tout noté, ça peut disparaître,
Le génome humain dort dans nos tablettes,
La vie sur la terre est référencée
L’avenir de l’homme vit dans des casiers.
On prend des photos, des trains d’cartes postales
Dégueulent la salive de nos embrassades
Arrivés chez nous faudra mesurer
L’ampleur du bonheur en kilos d’papier
Ça s’arrête quand la série d’photos
D’la tante Isabelle qui fait du chameau
C’est la cinquantième on voit pas Pierrot
Quand il fait l’andouille sur son pédalo
On doit repartir, il faut voyager,
La nature attend nos yeux pour crever
Faut se dépêcher l’heure est arrivée
Où va disparaître la diversité
Prêt feu go partez, c’est la cavalcade
Les fous sont lâchés, c’est la fusillade
Rien n’échappera à l’avidité
De nos yeux capables de tout posséder.
On prend des photos comme un fait de gloire
Faut des souvenirs à notre mémoire
Des gueules empaillées sur les cheminées
De mecs qu’on n’a même pas vu exister
S’ils ont disparu, est-ce qu’ils avaient tort
Ceux qui avaient peur d’nos engins de mort ?
Leurs âmes et leurs dieux se sont envolés
Dans l’diaphragme étroit d’la réalité
On a beau savoir, on a beau paraître
Qu’est-ce qu’il reste après qu’la photo est faite
La lumière passe, on tourne le dos
Et le top modèle meurt,.. sans un sanglot.